Une révolution sociale frappe le Canada de plein fouet dans les années 1950. Partout, les femmes quittent la sphère domestique pour faire leur entrée sur le marché du travail. Mais alors que les Canadiennes parviennent de plus en plus à pénétrer le monde professionnel, des femmes de la Jamaïque, de la Guyane, de la Grenade, de Trinidad, de la Barbade et du reste des Caraïbes arrivent, en grand nombre, pour les remplacer dans le foyer.
Cela faisait partie du Programme de recrutement de domestiques antillaises, un programme d’immigration créé par le gouvernement canadien en 1955. En 12 ans, il avait permis à 3 000 femmes de s’installer et de se construire une nouvelle vie dans le pays, avant d’être finalement abandonné en 1967.
Ce chapitre fascinant de l’histoire du Canada est le sujet du premier épisode de Fort et Libre, une série limitée de balados sur l’histoire des Noirs au Canada de Historica Canada. La série est une production de Media Girlfriends, une société de production de balados fondée par un groupe de journalistes issus de la diversité. Selon Garvia Bailey, une des cofondatrices de la société, la série contribue à corriger des « erreurs d’omission » dans l’histoire Canadienne.
Pour Mme Bailey, écrivain, productrice, animatrice et chroniqueuse de longue date chez la CBC, il s’agit d’une histoire personnelle : sa mère, Eva Bailey, est arrivée au Canada au début des années 1970 en tant que travailleuse domestique. Bien qu’elle ne soit pas venue dans le cadre du programme, Eva n’a fait que suivre la voie tracée par les jeunes femmes qui l’ont précédée.
Grâce à des entretiens entre Garvia et sa mère Eva, ainsi qu’aux recherches du professeur Karen Flynn, l’épisode met en lumière une période clé de l’histoire de l’immigration canadienne : une période de transition où l’on assiste à une ouverture des politiques migratoires canadiennes, jusque-là favorisant l’immigration européenne, aux citoyens d’autres pays du Commonwealth.
Le balado passe ensuite en revue cinq autres chapitres captivants de l’histoire des Noirs canadiens, notamment l’histoire tragique de Marie-Josèphe Angélique, une esclave accusée d’avoir déclenché l’incendie de Montréal du 1734, l’histoire de Mary Ann Shadd, la première femme noire à publier un journal en Amérique du Nord, et l’évolution de la diaspora haïtienne au Québec dans les années 1960 et 1970.
Écoutez Fort et Libre
Une histoire vivante
Ni neutre ni objective, l’histoire est éminemment politique, marquée par les visions particulières de ceux qui l’écrivent. C’est pourquoi le choix des personnages et des événements historiques qui seraient mis en avant par le balado a été l’un des éléments les plus fondamentaux du processus de création.
« La première chose qui m’est venue à l’esprit, ainsi qu’à les autres productrices, c’est que nous devions relier l’histoire des Noirs à l’actualité. Le fait que l’histoire n’est pas quelque chose du passé » soutient Mme Bailey. « C’est quelque chose qui se répercute et nous pousse vers l’avenir et qui nous affecte maintenant ».
Les moments historiques mis de l’avant dans la série ont été sélectionnés dans le souci d’approcher l’histoire dans ses continuités et pas comme un passé figé. Un des épisodes est consacré au Programme de recrutement de domestiques antillaises qui touche Mme Bailey personnellement du fait du parcours de sa mère. Il y a aussi l’épisode sur les immigrants Haïtiens et leurs nombreuses contributions au tissu culturel, politique et linguistique du Québec.
Le balado, qui est sorti simultanément en anglais sous le titre Strong and Free, met également de l’avant l’histoire de personnages historiques féminins importants, dont la journaliste Mary Ann Shadd. « Toute femme noire travaillant en journalisme au Canada devrait connaître l’histoire de Mary Ann Shadd. Or, beaucoup de gens ne connaissent même pas son nom » affirme la productrice et écrivaine.
Mary Ann Shadd était une militante antiesclavagiste qui a quitté les États-Unis pour s’installer au Canada où elle poursuit le travail abolitionniste commencé par ses parents. En 1853, elle a fondé son journal The Provincial Freeman, qui a été publié jusqu’en 1857, date à laquelle le journal s’est effondré sous la pression financière.
D’après Mme Bailey et sa proche collaboratrice Hannah Sung, cofondatrice de Media Girlfriends, la décision de souligner des personnages historiques féminins s’inscrit dans l’optique de valoriser les histoires de femmes qui ont été mises de côté, voire oubliées.
« L’histoire des Noirs est une chose. Mais les femmes dans l’histoire des Noirs, c’est un tout autre niveau d’omission, et nous avons pensé, juste raconter l’histoire de ces deux femmes, c’est beaucoup » dit Mme Bailey.
Confronter le passé du Canada
Un des épisodes les plus difficiles à écouter mais aussi un des plus importants de la série est celui consacré à Marie-Josèphe Angélique, une jeune femme esclave qui vivait à Montréal dans les années 1730. L’épisode dévoile les réalités quotidiennes de l’esclavage dans le pays qui allait devenir le Canada. Or, à la différence des États-Unis et dans les Caraïbes, où l’esclavage était vécu avant tout dans les champs, l’esclavage au Canada se vivait différement.
Marie-Josèphe Angélique appartenait à une femme française de Montréal. Vivant en milieu urbain, son travail était principalement celui d’une domestique. Grâce aux recherches de trois femmes expertes sur son cas, dont une historienne, une archiviste et une metteuse en scène, l’épisode montre comment le désir de liberté de Marie-Josèphe Angélique finit en tragédie : elle est accusée d’avoir déclenché l’incendie qui a consumé le quartier des marchands de Montréal, une accusation qui n’a jamais été prouvée. Trouvée coupable d’incendie criminel après un court procès inique, elle est condamnée à mort.
Un autre épisode sur le joueur de hockey Herb Carnegie, considéré par de nombreux experts et historiens comme « le meilleur joueur noir à ne jamais avoir joué dans la LNH » rappelle douloureusement à l’auditeur la sombre histoire du racisme et de la discrimination au Canada.
Le fait que l’histoire de Carnegie, mais aussi celle des autres personnages historiques noirs présentés dans la série, soit largement méconnue du public canadien, y compris en grande partie des nouveaux arrivants dans le pays, est un argument de poids en faveur de la nécessité de la diversité dans l’ensemble des institutions chargées d’éduquer les Canadiens : des écoles élémentaires aux salles de classe universitaires, et plus important encore, aux salles de presse.
C’est un sujet auquel Garvia Bailey a beaucoup réfléchi et c’est une des raisons pour lesquelles elle a décidé de créer Media Girlfriends. Le fait de travailler sur un balado qui contribue à l’enseignement de l’histoire, à l’intention d’un public plus jeune, relève du désir de raconter et de découvrir la multitude d’histoires inédites dans le contexte canadien.
« J’ai travaillé à la CBC pendant près de 15 ans. Et la CBC est, historiquement, une organisation très blanche. Ça commence à changer, mais en sortant de cela, je réalise qu’il y a tant d’histoires qui sont simplement laissées de côté », a partagé Mme Bailey. « C’était donc un grand honneur de pouvoir en déterrer quelques-unes de cette manière ».
Fort et Libre est disponible sur Apple Podcasts, Spotify, et d’autres plateformes de baladodiffusion.