Le Québec compte la plus grande communauté de ressortissants français en dehors d’Europe. A Montréal seul, plus de vingt mille expatriés français se sont rendus aux urnes pour voter dans les élections présidentielles françaises fin avril. Alors que la réélection du président sortant Emmanuel Macron leur a apporté du soulagement, certains s’interrogent sur l’état de la démocratie dans la mère patrie qui navigue en eaux troubles.
L’entrée des deux figures de l’extrême-droite sur l’avant-scène atteste le revirement à droite du paysage politique français. La plateforme controversée de Marine Le Pen, candidate de Rassemblement national, l’aurait autrefois reléguée aux marges de la scène électorale, mais elle a retrouvé une image plus modérée grâce à Éric Zemmour, son rival qui misait sur un discours ouvertement antirépublicain et réactionnaire.
Les deux candidats ont fait de la question migratoire leur cheval de bataille. Un dur rappel aux expatriés français des dérives troublantes qui les suivent jusqu’en Amérique du Nord.
« La France et le Québec sont assez reliés pour que le discours de la peur de l’étranger arrive ici », dit Thibault Camara, président de Le Québec, c’est nous aussi, un regroupement qui milite en faveur des droits des migrants au Québec.
Macron a largement remporté la circonscription montréalaise avec plus de 87 % des votes au deuxième tour. Un bon quart des électeurs inscrits dans la ville de Québec ont voté en faveur de Le Pen.
La victoire de Macron s’explique plutôt par le rejet de l’extrême droite, observe Florence Roger. Elle s’était impliquée dans la campagne de La France insoumise (LFI), un parti qui s’apparente à la gauche radicale. Son candidat Jean-Luc Mélenchon avait gagné le premier tour auprès des électeurs français à Montréal. La cheffe de file des Insoumis constate une véritable « soif des changements structurels notamment sur les questions sociales et écologiques ».
Chez les jeunes et les classes populaires, le bilan quinquennal décevant de Macron aurait fait mousser les frustrations de la rue. Mais la désinformation et la rhétorique polarisante de l’extrême droite ont aussi attisé les divisions sociales qui se sont cristallisées autour des questions culturelles et identitaires, comme l’observe un groupe de chercheurs dans une analyse publiée dans Le Monde diplomatique.
Passerelles idéologiques franco-québécoises
L’espace francophone que partagent la France et le Québec expliquent bien des résonances dans le traitement médiatique des enjeux tels que l’immigration, le multiculturalisme et la laïcité.
« J’ai souvent l’impression que le Québec est cinq ans derrière la France (sur ces questions) », dit Camara. Si la polémique qu’elles suscitent en France trouve un écho au Québec, c’est rarement avec la même virulence. Les passerelles idéologiques transatlantiques laissent néanmoins craindre le durcissement du débat québécois sur l’immigration.
Au Québec, la xénophobie passe, d’après lui, par la polémique récurrente sur la disparition de la langue française ou par le débat autour des seuils d’immigration. La mise en place des quotas migratoires, même dans le cadre du regroupement familial ou des demandes d’asile, repose sur une logique semblable à celle qui anime des ressentiments xénophobes en France. Selon cette logique, la province aurait une « une capacité d’accueil » limitée pour absorber des migrants et des réfugiés et il vaut donc mieux réduire le nombre d’étrangers qui entrent dans son territoire.
« C’est une autre façon de dire qu’on accepte trop de gens d’horizons différents », dit Camara. « (Les gens) se disent : bientôt il y aura moins des Québécois de souche que des immigrants ».
« On n’est pas loin », poursuit-il, « des discours du style « grand remplacement » : une thèse complotiste, chère à l’extrême-droite française, selon laquelle une invasion migratoire viendra remplacer les Blancs.
Camara attribue la normalisation des replis nationalistes aux discours relayés par des intellectuels québécois. « On pourrait s’attendre à ce que les Matthieu Bock-Côté de ce monde sortent un jour le discours de grand remplacement », dit-il. « On dira ça dans cinq ans ».
Une figure controversée qui connaît une certaine célébrité en France, Bock-Côté s’exprime souvent au sujet de l’immigration et des minorités religieuses. Il s’en prend régulièrement au multiculturalisme canadien. Dans sa jeunesse, le sociologue québécois plaidait pour la collaboration entre des conservateurs français modérés et le Front national, parti de l’extrême droite, afin de favoriser leurs perspectives électorales.
Sur l’intégration des migrants qui sont déjà ici, Camara redoute de voir les mêmes tendances qu’il a observées en France s’installer au Québec : « le système de ghettoïsation est en train d’arriver, il commence à y avoir un taux de chômage plus élevé chez les gens issus de l’immigration ».
« La peur (de l’étranger) aura finalement créé le problème », ajoute Roger qui se portera candidate aux législatives en Amérique du Nord pour LFI. Elle est consciente des « résonances que peut avoir le débat français sur le contexte québécois », notamment en ce qui concerne la laïcité. « On l’a vu avec la loi 21 », dit-elle en référence à la loi sur la laïcité, adoptée par l’Assemblée nationale du Québec en 2019, qui proscrit le port du voile intégral, tel que la burqa, dans la fonction publique.
En France, une loi similaire l’interdisant dans les espaces publics existe depuis 2010. C’est un « faux débat », nuance-t-elle. Les questions identitaires sont souvent récupérées par l’extrême-droite, sur fond d’attentats terroristes propices aux amalgames entre la communauté musulmane et la violence politique.
La droite française s’inspire-t-elle du modèle canadien ?
Les échanges vont dans les deux sens. « Si le Québec suit la France sur la question de la laïcité », dit Camara, « la France regarde le Québec sur l’immigration choisie ». Il soulève un paradoxe : pendant la campagne électorale, un nombre de candidats qui se trouvent bien à droite de l’échiquier politique français se disaient favorables à l’immigration à la canadienne.
C’est un modèle, dit-il, qui est « ultralibéral » et a tendance à favoriser la précarité. A son avis, on a récemment assisté à un véritable durcissement des politiques migratoires canadiennes, tant fédérales que provinciales, qui ont rendu l’accès à la résidence permanente plus difficile.
« Maintenant tellement le Canada a changé son paradigme, qu’il ne veut que les migrants temporaires », dit Camara. Le Québec a également misé, de plus en plus, sur des travailleurs migrants saisonniers, notamment en agriculture. « On voit vraiment l’immigrant comme un pourvoyeur de main-d’œuvre », poursuit-il, sans possibilité de s’y installer à long terme.
Le Pen et Zemmour plaidaient entre autres pour la « préférence nationale ». La proposition, fort débattue lors des élections, voulait que la plupart des emplois et des droits sociaux soient réservés aux citoyens, ce qui aurait dérogé à la Constitution française. Privilégier les nationaux dans le marché d’emploi est pourtant monnaie courante au Canada, observe Camara, où nombre d’occupations sont fermées aux étrangers. Un travailleur temporaire verra également sa demande pour la résidence permanente refusée s’il touche à l’aide sociale ou s’il est atteint d’une maladie grave faisant de lui un « fardeau excessif » sur la société.
La droite française s’inspire du Canada sur un autre point : instaurer des quotas migratoires à travers un système à points. L’idée suscite toujours la controverse en France, alors qu’elle est largement acceptée dans le contexte canadien. Aux yeux de Roger, les critères intégrés dans le système du pointage qui font le tri entre des migrants économiques sont discriminatoires. Médecin par profession, elle se dit surprise de savoir que les personnes plus âgées y sont défavorisées et que l’on empêche des migrants atteints du SIDA d’accéder à la résidence permanente.
« C’est difficile d’imaginer la même chose en France », dit-elle.