« Ce qui a fait mal, c’est la victoire de Jean Boulet sachant les propos qu’il a tenus sur l’immigration », commence Claire Launay, présidente du groupe Le Québec c’est nous aussi (LQCNA). Le 3 octobre dernier, l’ancien ministre de l’Immigration a été réélu comme son parti, la Coalition Avenir Québec.
Jean Boulet, élu de Trois-Rivières, a déclaré le 21 septembre que 80 % des personnes immigrantes « ne travaillent pas, ne parlent pas français, ou n’adhèrent pas aux valeurs de la société québécoise ». En réalité, entre 74,8 % et 90,1 % des personnes immigrantes connaissent le français, selon les données de 2021 du ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration (MIFI).
« C’est la personne de la CAQ la plus informée en immigration et il dit cela ! », s’offusque la présidente de LQCNA, qui défend les droits et les conditions des personnes immigrées. Pour elle comme pour la population immigrante que le groupe représente, ce « discours est déshumanisant et basé sur la peur ». « C’est difficile de se sentir les bienvenus », dénonce-t-elle. C’est sans oublier les propos de François Legault rapprochant l’immigration et la violence le 7 septembre dernier.
Selon la chercheuse spécialisée en emploi et immigration Marie-Thérèse Chicha, ce genre de discours entraîne des conséquences de différents ordres. « Beaucoup de gens sont en colère : ils commencent à se dire que le Québec n’est le lieu où s’installer à long terme. Il y a un sentiment de déception, même parmi ceux qui sont là depuis 20 ou 30 ans », rapporte-t-elle. La chercheuse explique qu’au Québec, on ressent de plus en plus la distinction entre les immigrés et les Québécois.
Au-delà des seuils, les délais à régler
Pour le prochain mandat, la CAQ propose la même ligne directrice qu’avant, à l’image de son slogan « Continuons ». « Il y a eu beaucoup de débats en immigration, mais pas de grandes réformes comme en 2018 avec le test des valeurs ou le Programme de l’expérience québécoise (PEQ) », explique Catherine Xhardez, professeure en sciences politiques spécialisée en immigration et ses politiques à l’Universite de Montréal.
Seul son projet pour les seuils d’immigration diverge. Les seuils de personnes immigrantes économiques acceptées par le Québec (et donc à qui on octroie la résidence permanente) ont en effet été un jeu largement discuté durant la campagne électorale.
Mais malgré son influence, la question des seuils n’est pas un enjeu majeur, selon les experts en immigration. La question à régler selon eux? Celle des délais d’attente dans les demandes d’immigration. Actuellement, une personne voulant obtenir la résidence permanente doit attendre deux ans. « C’est un problème pancanadien. Oui, les seuils limitent Ottawa qui ne peut accepter plus de personnes que le Québec n’en veut, mais il y aussi des problèmes de gestion à Immigration Canada », détaille Claire Launay.
Face à ce blocage, l’association a une recommandation : « le gouvernement de la CAQ doit avoir un geste fort et demander à Immigration Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) de traiter tout l’inventaire de demandes d’un coup ».
Explosion de l’immigration temporaire
Surtout, le débat sur les seuils d’immigration a effacé du débat le fait que le nombre de résidents temporaires a explosé ces dernières années. « Les seuils désignent seulement les résidents permanents accueillis chaque année », précise Catherine Xhardez. D’un côté, la CAQ veut maintenir ce chiffre sous la barre des 50 000, de l’autre, le nombre de travailleurs étrangers temporaires admis dans la province a doublé entre 2014 et 2019, selon les données du MIFI. En 2021, 136 000 permis temporaires d’étudiants et de travail ont été délivrés.
« On peut se demander si le Québec va approfondir ce système d’immigration. L’augmentation du nombre de résidents temporaires remet en cause le système canadien qui donne accès à un droit de séjour permanent. C’était la spécificité du Canada », réfléchit Catherine Xhardez.
Pensée pour répondre aux besoins des entreprises et contrer la pénurie de main-d’œuvre, cette augmentation de l’immigration temporaire affecte aussi négativement les personnes immigrées. Au-delà du statut précaire, elle a renforcé le sentiment que les personnes immigrées sont des marchandises, selon Marie-Thérèse Chicha. D’autant qu’elle ne semble pas être contrôlée ou suivie par le gouvernement, rapporte un article de Radio-Canada, ce qui serait problématique pour les conditions de vie des nouveaux arrivants.
Des effets sur l’économie
« Quant à l’économie, cela a un effet positif, mais à très court terme. Cette politique crée de l’incertitude pour les travailleurs et les employeurs et cela nuira à l’économie au moyen et long terme », explique Marie-Thérèse Chicha. Si une personne immigrée n’est pas sûre de pouvoir rester après l’expiration de son permis, elle pourra moins facilement s’ancrer au Québec et sera moins en mesure de se projeter.
Pour elle, « ce n’est pas une solution à privilégier ». Elle préconise plutôt de s’intéresser aux personnes immigrées déjà au Québec et qui sont déqualifiées (qui travaillent en dehors de leurs champs de compétences). « Ils constituent un bassin de main-d’œuvre déjà présent, plutôt que d’aller les chercher à l’étranger. Il faut les engager, commencer un processus de reconnaissance des compétences et les former au besoin », détaille-t-elle.
L’immigration, un enjeu crucial
Face à ces multiples enjeux à traiter au prochain mandat, le groupe LQCNA aimerait que les personnes immigrées soient incluses dans les discussions et les décisions sur l’immigration. « Les problèmes auxquels fait face le Québec sont trop gros pour mettre les personnes immigrées comme boucs émissaires », exprime Claire Launay. Un point que la chercheuse Catherine Xhardez appuie : « l’immigration est un enjeu démographique, linguistique et économique capital au Québec ».
Plus que des problèmes administratifs, c’est le climat social et le sentiment d’appartenance des personnes immigrées qu’il faut soigner. Mais par où commencer ? « Nommer des personnes membres de minorités visibles à des postes importants aurait un effet positif », commence Marie-Thérèse Chicha.
Elle poursuit en évoquant le racisme systémique. « Les déclarations des membres du gouvernement ont validé les opinions de personnes déjà réfractaires à l’immigration. Si le Premier ministre le dit, ça va finir par s’ancrer dans la tête des gens », regrette-t-elle. Mais au-delà du gouvernement, la chercheuse explique qu’il faut aussi s’attaquer aux discriminations quotidiennes ou à la déqualification. « Les femmes immigrantes, plus spécifiquement, sont aussi celles qui souffrent le plus », conclut-elle. Autant d’enjeux à considérer pour réparer cette confiance perdue.