Stéphanie Froissart est l’une des 140 595 personnes qui possédaient la citoyenneté française dans la région métropolitaine de Montréal en 2021, selon Statistique Canada. C’est ici que vit la plus grande communauté française hors d’Europe.
Membre active de cette communauté, Stéphanie Froissart a été la directrice générale de l’Union Française de Montréal de mars 2022 à septembre 2023, un organisme offrant des services à la communauté immigrante française du Québec. Arrivée au Canada en 1993 pour y étudier, elle s’est ensuite expatriée à Taïwan en 2014 et est revenue à Montréal en 2021.
La mère de famille se dit résolue à transmettre sa culture d’origine et celle de son mari québécois à ses enfants. Mais cette détermination n’a pas empêché la famille de vivre un choc inattendu entre ces deux cultures lorsqu’un des enfants a perdu ses dents de lait.
Le bambin avait appris à la garderie qu’au Québec, la fée des dents apporte aux enfants une pièce de monnaie sous l’oreiller en échange de leur dent. Il s’est donc inquiété lorsque sa grand-mère lui a parlé de son équivalent français, la petite souris, qui devait passer dans sa chambre en pleine nuit pour le récompenser.
« Mamie avait raison de dire ‘la petite souris’ parce que cela fait partie de l’identité culturelle française, explique Stéphanie Froissart. Il fallait que je compose avec ses deux cultures et ses deux réalités parce que mon fils est un Franco-Québécois ».
La mère s’est donc lancée dans une « enquête » avec son fils pour découvrir la « vérité ». « Sous l’oreiller, on déposait la dent, un morceau de fromage et un bijou en se disant “si c’est une fée, elle va prendre le bijou ; si c’est une souris, elle va prendre le fromage” », se remémore Stéphanie Froissart. « À chaque fois, les deux disparaissaient », raconte-t-elle.
À la recherche de solutions
L’anecdote de Stéphanie Froissart paraît anodine, mais l’inadaptation culturelle peut avoir des répercussions sur la réintégration des enfants d’expatriés lorsqu’ils retournent en France. « Ça m’énerve d’entendre que les enfants s’adaptent facilement, que ce sont des éponges », insiste Stéphanie Froissart. Ils observent tout, ressentent tout. Ils ne le verbalisent peut-être pas, mais je pense qu’ils en ont lourd sur les épaules quand on les trimballe d’un pays à l’autre », d’ajouter la mère de famille.
Si on en croit les chiffres, les Français de l’étranger sont presque unanimes : 98% des parents interrogés disent qu’il est «très » ou « assez » important de transmettre leur langue et leur culture à leurs enfants, selon un sondage de 2015 Ipsos-CIC pour la Banque Transatlantique. Pourtant, beaucoup de parents ignorent le défi qui les attend, selon Gaëlle Bourgeault, une entrepreneure qui a été confrontée à cette problématique lors de son expatriation à Taïwan avec ses deux fils et son mari.
C’est pourquoi Gaëlle Bourgeault a lancé « C’est quoi la France » en janvier 2022, un site internet de vidéos éducatives sur abonnement visant à reconnecter les enfants d’expatriés avec la culture de leurs parents. Deux jeunes personnages, Tom et Alice, y présentent en des termes simples les codes culturels, connaissances et éléments de langage aux enfants de 6 à 12 ans.
« Tom parle de la nourriture, d’inventions et de géographie, et Alice de personnages célèbres », explique l’entrepreneure, qui a réalisé 30 vidéos depuis 2019, chacune nécessitant une semaine de travail.
Ses abonnés reçoivent quatre vidéos de trois minutes par mois pour 7,30 $ CAD. Gaëlle Bourgeault se dit consciente de la présence d’alternatives gratuites ailleurs sur Internet et cherche donc à se différencier. En mai 2023, 50 personnes étaient inscrites.
Naviguer entre les cultures
La déperdition culturelle peut également affecter la maîtrise de la langue, selon Gaëlle Bourgeault. Elle a remarqué qu’un de ses fils confondait le français et l’anglais, avait des difficultés à construire des phrases complexes et à comprendre les expressions idiomatiques.
L’entrepreneure a reçu le Trophée des français de l’étranger dans la catégorie éducation en mars 2023 de la part du Cned, le Centre national d’enseignement à distance, pour récompenser son initiative. Stéphanie Froissart applaudit elle aussi l’action de Gaëlle Bourgeault.
Les deux mères se sont rencontrées lorsque leurs enfants étaient scolarisés ensemble à l’École européenne de Taipei. « Ce que fait Gaëlle est fantastique et très pertinent, car les enfants ont besoin de points de repère », explique Stéphanie Froissart.
« En France, on a les médias, les gens dans la rue, les affiches, la télévision, la famille, les amis, l’école… Sans s’en apercevoir, on absorbe tout ça », renchérit-elle. Mais si la culture s’attrape au contact de la société d’origine, elle peut vite s’évaporer lorsqu’on s’en éloigne.
Et aller à l’école en français à l’étranger « ne suffit pas », selon la mère de famille. Le manque d’apprentissages culturels dans ces écoles peut contribuer à l’ignorance des enfants d’expatriés. « À l’école, il faut apprendre les maths, l’histoire et la géographie, mais on ne va pas apprendre qui est Édith Piaf ou ce qu’est une madeleine… des tas de choses qui sont en dehors du système scolaire », souligne Gaëlle Bourgeault, qui vit de nouveau en France.
À prendre et à laisser
Stéphanie Burckel, professeure de français pour l’organisme provincial Francisation Québec, a pris une approche différente. Elle se situe plutôt parmi les 2% de Français de l’étranger interrogés par Ipsos-CIC pour la Banque Transatlantique qui trouvent « peu importante » la transmission de leur culture.
Elle rejette l’image du « bon petit Français », cet enfant stéréotypé se conformant aveuglément à tous les codes culturels sans poser de regard critique. Outre les bonnes manières à table et la maîtrise de la langue, il n’y a pas beaucoup d’autres éléments que Stéphanie Burckel souhaite donner en héritage à ses deux enfants, qui n’ont jamais vécu en France.
Bien que la mère se distancie de sa culture d’origine, elle reste néanmoins fortement attachée à la façon dont les Français prennent leurs repas, en famille et souvent à heure fixe, une norme culturelle qu’elle considère plus stricte en France qu’au Québec. « Lorsqu’on s’assoit à table, on mange des repas ensemble, on fait les choses à la française. Pour moi, ça c’est important », indique-t-elle.
Elle note toutefois que cette volonté de transmission a ses limites. « C’est impossible de garder une culture française. Pourquoi est-ce que je voudrais qu’ils soient Français alors que c’est à cause de ça que je suis partie ? », se demande-t-elle.
Elle dit regretter que les Français manquent « d’ouverture d’esprit », s’accrochent à leur emploi pour la vie et perdent un temps précieux lors de repas durant plusieurs heures. « Culturellement, je ne veux pas passer cela à mes enfants, au contraire », insiste-t-elle.
Résidant au Québec depuis 2008 et mariée à un Anglais, Stéphanie Burckel se considère comme une immigrante et non une expatriée. Lorsqu’elle est partie au Royaume-Uni dans les années 1990 à l’âge de 22 ans, elle savait qu’elle ne voudrait jamais revenir dans son pays de naissance.
« Si ce sont des expatriés qui vont retourner en France, pourquoi ne pas essayer d’aller chercher une autre culture, plutôt que de rester avec nos habitudes à la française ? ».