La mitaine de sa fille dans une main, Abja* lâche la poussette vide qu’elle tient dans l’autre pour sortir son téléphone. À l’aide d’une application de traduction, s’excuse de ne pas pouvoir me répondre en anglais, ni en français d’ailleurs.
« Je suis arrivée avec mon mari et mes deux enfants pendant l’été », écrit-elle. « Mon mari travaille, moi non. Je reste à la maison avec ma fille qui a huit ans. La petite va à la garderie », explique-t-elle.
L’aînée, scolarisée en classe d’accueil dans une école publique du quartier de Parc-Extension, à Montréal, n’a pas frôlé les bancs d’école depuis le début de la grève dans le secteur public, en marge des négociations autour d’une nouvelle convention collective. Les plus de 300 000 élèves fréquentant les écoles affiliées à la Fédération autonome de l’enseignement (FEA) sont en grève générale illimitée. D’autres pourraient les rejoindre, alors que le Front commun intersyndical appelle à une semaine de débrayage à compter du 8 décembre.
« C’est difficile. Je ne comprends pas ce qui se passe », renseigne l’écran du téléphone d’Abja, qui conclut d’un large sourire avant de poursuivre sa route sur la rue Jean-Talon, dans le vent glacial des derniers jours de novembre.
« On avance à l’aveugle »
Marie Charlotte Morello a, elle aussi, du mal à suivre. Arrivée au Canada fin juin, la secrétaire médicale de 35 ans déplore « n’avoir aucune information » sur les avancées des négociations qui pourraient mettre fin à la grève, et permettre à sa fille de retourner en classe. « On n’a aucun contact avec l’école, même le secrétariat est fermé ».
De Lyon à Montréal, elle a mené son projet d’immigration seule avec sa fille, et un Permis Vacances-Travail en poche. Son emploi à l’Hôpital Sainte-Justine ne lui permet pas d’être en télétravail, et elle n’a ni famille ni amis proches à qui confier sa fille. « J’ai de la chance dans mon malheur, estime Marie Christine Morelle. Ma fille a quand même 11 ans, et qu’on a déjà eu la chance de déménager plusieurs fois, donc elle est assez autonome », poursuit-elle.
Les premiers jours, tout s’est d’ailleurs bien passé. Sa fille « a pu voir un peu ses amis, mais là ils sont gardés chez les grands-parents, des oncles, des tantes ». Alors que s’achève la deuxième semaine, c’est une toute autre histoire : « je dois avouer qu’elle me semble interminable. […] Au-delà du retard scolaire, c’est long pour les enfants qui sont tous seuls, qui ont besoin de jouer avec leurs amis. C’est surtout sur le plan social que c’est catastrophique ».
La jeune mère en est venue à envisager de mettre sa fille dans un avion pour la France dès la semaine du 4 décembre, pour qu’elle puisse être mieux entourée. « Parce que c’est sûr que si jamais ça dure, moi je ne peux pas continuer comme ça sur trois ou quatre semaines », admet-elle, tout en exprimant sa crainte que les cours reprennent sans préavis.
Difficultés multiples
Faute d’avoir un réseau très développé ou des ressources suffisantes pour concilier travail et enfants à la maison, les parents nouvellement arrivés au pays ont souvent le milieu communautaire comme seul recours.
À la Maison de la famille de St-Michel, par exemple, « certains enfants qui avaient quitté le service de halte-garderie parce qu’ils étaient en âge de rentrer à l’école sont obligés de revenir », raconte, Donald Médy, directeur général de l’organisme.
L’organisme a par ailleurs cessé son service d’aide aux devoirs jusqu’à nouvel ordre : « nous ne pouvons pas les aider avec leurs devoirs s’ils n’en ont pas », justifie Donald Médy.
Au Relais Côte-des-Neiges, dont les activités visent à favoriser le « développement » des enfants et des familles du quartier, la politique est à l’accueil. En ces temps de grève, les parents sont invités à emmener leurs enfants avec eux lors des cours de français hebdomadaires offerts par l’organisme, raconte Kayla Coull.
L’organisatrice communautaire décrit une situation difficile pour les bénéficiaires du Relais, dont la plupart sont installés au Canada depuis peu. « Il y en a plusieurs qui viennent de trouver un travail, justement, et qui ont dû arrêter de travailler pour prendre soin de leurs enfants », décrit-elle. Une pression financière considérable, surtout pour celles et ceux qui « ne gagnent déjà pas beaucoup parce qu’ils viennent d’arriver » et occupent des emplois précaires.
Kayla Coull alerte aussi sur la situation des enfants en classe d’accueil. Les allophones « ne vont pas avancer [dans l’apprentissage du français] aussi rapidement que s’ils étaient à l’école », se désole-t-elle, rappelant que « les parents ne connaissant pas le français, ou très peu ».
En attendant un accord entre syndicats et gouvernement et la réouverture de toutes les écoles de la province, les familles de nouveaux arrivants et les ressources mises à leur disposition sont sous tensions. « On est vraiment au creux de la vague », laisse échapper Marie Charlotte Morello, dont les projets d’établissement à long terme au Québec sont remis en question par une arrivée pour le moins houleuse.
*Prénom modifié à sa demande.