On les voit arriver par petits groupes. Les plus âgés d’entre eux ouvrent la marche, tirant valises et enfants à bout de bras. Ils sont haïtiens, colombiens, nigérians, tous venus demander l’asile à l’embouchure du chemin Roxham, au Canada.
Des centaines d’images comme celles-ci ont fait le tour du monde, alors que quelque 113 000 personnes y ont été interpellées, entre 2017 et 2023. Facile à traverser, situé à proximité de grandes villes comme New York et Montréal, il s’agit d’un point de passage officieux, mais toléré. Sa popularité gêne les autorités.
Les pressions du gouvernement du Québec, sur le territoire duquel se trouve le village de Saint-Bernard-de-Lacolle, point de chute des demandeurs d’asile empruntant le chemin Roxham, ont finalement raison de lui. Suite à une des modifications réglementaires à l’Entente sur les tiers pays sûrs (ETPS) entre les deux voisins, entérinée par le premier ministre Justin Trudeau et son homologue Joe Biden, il est officiellement fermé, le 25 mars 2023.
Retour en arrière
Le chemin Roxham a toujours été un point de passage historique, rappelle Adèle Garnier, professeure agrégée au département de géographie de l’Université Laval. Et ce, bien avant l’arrivée de Donald Trump à la présidence des États-Unis, en 2017, et l’appel d’air provoqué par ses politiques anti-immigrations.
L’ETPS, c’est quoi?
Entrée en vigueur en 2004, l’Entente entre le Canada et les États-Unis sur les tiers pays sûrs (ETPS) contraint les demandeurs d’asile à déposer leur demande dans le premier des deux pays dans lequel ils arrivent, sauf exception. Elle ne s’applique pas aux points de passages non officiels, comme le chemin Roxham, jusqu’à l’ajout d’un Protocole Additionnel, en mars 2023.
Puisque l’ETPS ne s’y applique pas et que les États-Unis n’étaient peut-être plus si sûrs, des milliers de personnes tentent alors la traversée vers le Canada. Jusqu’au début de la pandémie de Covid-19 et de sa fermeture temporaire, pour raisons sanitaires, Ottawa tolère les entrées, et instaure plutôt des « mesures de gestion pour accueillir les gens à la frontière », explique la professeure, spécialiste des migrations internationales. Une situation permettant alors aux demandeurs d’asile d’éviter de se mettre en danger en empruntant d’autres routes, plus périlleuses.
Le gouvernement s’en tirait aussi à bon compte, d’après Louis-Philippe Jannard, coordinateur du volet Protection à la Table de concertation des organismes au service des personnes réfugiées et immigrantes (TCRI) : « […] il pouvait savoir qui entrait, et assurer un accueil plus ordonné ».
Une mesure inefficace
Depuis la fermeture du chemin Roxham, combien de personnes entrent au Canada par voie terrestre ? « Comme c’est un phénomène clandestin, il n’y a pas de façon facile de le mesurer », assure Louis-Philippe Jannard.
« S’il n’y a plus de façon sécuritaire de traverser, comme c’était le cas pour Roxham, ça va beaucoup les vulnérabiliser », soutient quant à elle Adèle Garnier, ajoutant que certains demandeurs d’asile « vont mourir de froid dans la forêt, il y en a qui vont recourir à des passeurs, à des systèmes illicites pour traverser, etc. »
L’augmentation fulgurante du nombre de demandes d’asile est, quant à lui, un phénomène bel et bien chiffré : de 2022 à 2023, le Canada enregistre une hausse de 57% des demandes, s’élevant à 144 000 l’an dernier, dont près de la moitié (46%) au Québec.
Dans la province comme ailleurs au pays, on témoigne d’une forte hausse des demandes déposées dans les aéroports : alors qu’en 2022, plus des trois quarts des demandes étaient effectuées suite à une traversée par voie terrestre, ce nombre tombe à 20 550 en 2023, contre 26 000 demandes déposées dans les aéroports du Québec.
Impasse ?
Si la fermeture du chemin Roxham n’a pas réduit le nombre de demandes d’asiles, elle n’a pas été sans servir les intérêts de ses détracteurs, d’après Adèle Garnier. « C’est un signal politique qu’on donne aux électeurs locaux, canadiens et québécois, qu’on défend la souveraineté du pays, » dit-elle.
La professeure compare la fermeture du chemin Roxham à l’annonce par Ottawa, fin février, de la réinstauration d’un visa pour les visiteurs mexicains : même si la mesure est inefficace, elle admet que, « visiblement, les partis au pouvoir considèrent que ça leur apporte un capital politique ».
Pour Louis-Philippe Jannard, la politique politicienne a un impact direct sur les conditions de vie des demandeurs d’asile. Des tensions ont émergé entre Québec et Ottawa, depuis quelques années, sur la question « qui doit payer la facture » pour l’accueil des demandeurs d’asile. Selon lui, le gouvernement de François Legault est dans une posture où il ne peut « annoncer de nouvelles mesures de soutien pour les demandeurs d’asile sans perdre la face ».
Confrontés à un système surchargé, les demandeurs d’asile se retrouvent dans une situation de précarité financière et de logement accrue, avec une aide juridique insuffisante pour les accompagner dans les procédures complexes pour espérer obtenir le statut de réfugié. Cette population a peu accès aux services et ressources d’aide à l’installation desquels bénéficient les autres catégories de migrants, rappelle par ailleurs le coordinateur à la TCRI.
Avec la multiplication des sorties médiatiques de Québec, au cours des dernières semaines, pour « […] dénoncer la présence des demandeurs d’asile avec un discours très problématique, xénophobe, et anti-immigration », Louis-Philippe Jannard concède : « ça laisse présager peu d’espoir d’une amélioration. »
Une « radicalisation du discours » que soulève également Adèle Garnier. « C’est mauvais pour la cohésion sociale au Québec, et au Canada en général », prévient-elle.