L’absence de près de 20 % de la main-d’œuvre agricole étrangère au Québec en 2020 a exacerbé la précarité des conditions de vie et de travail des quelque 13 000 travailleurs et travailleuses temporaires accueillis dans la province. Majoritairement originaires du Mexique et du Guatemala, ils ont travaillé à bout de bras pour pallier la pénurie de main-d’œuvre, évitant ainsi l’effondrement de l’industrie agroalimentaire.
Trois d’entre eux se confient au Devoir pour parler de leur expérience de travail dans le contexte de la pandémie de COVID-19.
Sacrifier sa vie familiale
Manuel Antonio Rivera travaille depuis trois ans dans une ferme maraîchère à Sherrington, en Montérégie. Le travailleur de 35 ans, originaire d’Amecameca au Mexique, a eu la frousse lorsque la COVID-19 a fait son chemin jusqu’à la résidence qu’il partageait avec 16 autres travailleurs l’été dernier.
« Tout allait bien, puis un jour, un de mes collègues a été déclaré positif. En seulement quelques jours, on l’avait tous attrapée », dit celui qui ne pensait qu’à sa famille, à 4700 km de lui, lorsqu’il a dû être confiné en raison de la maladie. Bien que M. Rivera reconnaisse le bénéfice économique que représente son séjour de travail au Québec, il trouve particulièrement difficile d’être loin de sa femme et de ses deux filles adolescentes, sa saison de travail en 2020 s’étant prolongée.
« Ça va faire un an en juillet que je suis parti de chez moi », indique le père de famille, qui devait rentrer au Mexique au mois de mai, après dix mois de travail au Québec. Il devra patienter, car son patron « a encore besoin de lui » jusqu’au mois d’août. « Ce que je gagne ici me permet certes d’offrir une meilleure vie à ma femme et à mes filles, mais je m’ennuie beaucoup d’elles. J’aimerais tellement pouvoir les avoir à mes côtés », exprime M. Rivera.
Toutefois, il sait très bien qu’il n’aura pas cette occasion de sitôt en raison des contraintes du programme de travailleurs agricoles grâce auquel il est embauché. Contrairement aux travailleurs étrangers temporaires (TET) régis par d’autres programmes au Canada, les travailleurs agricoles étrangers n’ont pas la possibilité de s’établir au pays avec leur famille pendant leur séjour de travail ni d’accéder à la résidence permanente, même après y avoir travaillé plusieurs années.
Des semaines de 70 heures
De retour au Guatemala depuis novembre, Eduardo Pérez travaille actuellement comme menuisier, en attendant de revenir au Québec au mois d’août. Le jeune homme de 28 ans a entamé sa première saison de travail agricole l’an dernier, en plein cœur de la pandémie.
Partageant sa saison entre une ferme productrice de tomates à Saint-Rémi et une ferme sapinière dans la région de Québec, M. Pérez confie avoir trouvé ses conditions de travail particulièrement difficiles. « Je sais que tous les emplois comportent leur lot de défis, je suis habitué à travailler fort au Guatemala, mais le travail dans les champs l’an dernier a été extrêmement demandant physiquement », dit le travailleur joint par Le Devoir à Antigua.
« Beau temps, mauvais temps », il travaillait jusqu’à douze heures par jour, en raison de la pénurie de travailleurs dans les fermes, dit-il. « Moi et mes collègues faisions jusqu’à 70 heures par semaine, mais le plus dur a été de devoir travailler sous la pluie à plusieurs reprises », renchérit-il.
Travaillant six ou sept jours par semaine, M. Pérez profitait de ses quelques heures de congé le dimanche pour se rendre au centre-ville de Saint-Rémi à vélo, à une dizaine de kilomètres de la ferme. Ses visites à la banque, au bureau de transfert d’argent et de courtes promenades au parc, près de l’église, ont pu au moins lui procurer un peu de détente, contrairement aux travailleurs dans plusieurs fermes de la province, interdits de quitter le site de leur employeur en tout temps.
M. Pérez est enthousiaste à l’idée d’entamer une deuxième saison de travail cet été, mais il espère que la main-d’œuvre agricole sera au rendez-vous, pour permettre aux travailleurs de mieux concilier travail et repos.
« Situation gagnant-gagnant »
José Alfredo Domínguez devra quitter sa famille dans quelques semaines pour rentrer travailler au Canada. Ce sera la troisième saison agricole pour le Mexicain de 33 ans, employé dans une ferme maraîchère à Saint-Michel depuis 2019.
S’il est difficile de s’éloigner de sa famille sept mois par année, le travailleur est néanmoins heureux de l’occasion qu’il a de pouvoir subvenir aux besoins de sa femme et de leurs quatre enfants, notamment les soins pour sa fille cadette de 11 ans, aux prises avec un handicap psychomoteur. « En travaillant très fort, en une journée je suis capable de gagner l’équivalent de ce que je gagne en exploitant mon lave-auto une semaine chez nous », confie M. Domínguez, joint par Le Devoir à Durango.
« Nous [les travailleurs agricoles étrangers] avons besoin de ce travail, mais les patrons ont aussi besoin de nous, car si on n’était pas là, ils risqueraient de perdre leur production. C’est une situation gagnant-gagnant », exprime celui qui se dit privilégié d’avoir été sélectionné au Programme de travailleurs agricoles saisonniers (PTAS), issu d’une entente bilatérale entre le Canada et le Mexique en 1974. « Ce n’est pas tout le monde qui peut y avoir droit, car il faut passer les tests médicaux et un test de connaissances agricoles de plus d’une centaine de questions », ajoute-t-il.
M. Domínguez estime que, outre le fait d’avoir été limité dans la fréquence de ses sorties de la ferme l’an dernier, ses conditions de travail ont été « très acceptables » malgré le contexte pandémique. « Moi et mes collègues sommes chanceux d’avoir un patron qui prend soin de nous, car je sais que beaucoup d’autres travailleurs n’ont pas ce privilège et doivent endurer des conditions très précaires. »
Soutien aux travailleurs
Comme l’an dernier, l’équipe du Réseau d’aide aux travailleurs et travailleuses migrants agricoles du Québec (RATTMAQ) distribue aux travailleurs qui arrivent à l’aéroport de Montréal depuis janvier cette année des dépliants en espagnol qui les renseignent sur leurs droits et leurs obligations durant et après la quarantaine. « On leur fournit un numéro sans frais où ils peuvent recevoir du soutien dans leur langue, en cas de problèmes dans les fermes liés à leurs conditions de travail ou d’hébergement », dit Michel Pilon, coordonnateur du réseau.
Son équipe reçoit actuellement plus d’une centaine d’appels par jour, dont 80 % sont liés à la trousse de dépistage de la COVID-19 que les travailleurs doivent utiliser pour effectuer leur test au 10e jour de leur quarantaine. Une vidéo en espagnol expliquant la procédure d’utilisation de la trousse est publiée sur la chaîne YouTube de l’organisme, où les travailleurs peuvent visionner également d’autres capsules vidéo portant notamment sur leurs recours en cas d’accident, de maladie ou de violation de leurs droits.
14 500
C’est le nombre de travailleurs et travailleuses agricoles saisonniers qui se rendront au Québec cette année, selon le directeur général de FERME, Fernando Borja. Un chiffre qui demeure encore en dessous des 16 000 travailleurs accueillis au Québec en 2019.
Depuis plus de cinq décennies, le secteur agroalimentaire canadien dépend fortement du Programme des travailleurs étrangers temporaires (PTET) et du Programme des travailleurs agricoles saisonniers (PTAS) pour pallier sa pénurie de main-d’œuvre.
Selon le Conseil canadien pour les ressources humaines en agriculture (CCRHA), le secteur a perdu 2,9 milliards de dollars de ventes en 2019 en raison d’emplois vacants non pourvus.