Dans un mélange d’anglais et de français où se glissent parfois quelques expressions libanaises, Johnny el Hage raconte son arrivée au Québec. Il y a sept ans, le comédien et organisateur événementiel dépose ses valises dans un Montréal à la scène culturelle foisonnante, mais « repliée sur elle-même » et « parfois réduite à un artefact touristique ».

Avec plus de 40 festivals et évènements internationaux qui s’y déroulent chaque année, Montréal est indéniablement un pôle culturel et artistique majeur du Canada. Une scène artistique néanmoins critiquée pour son manque de diversité, alors que plus de 30% de la population de la métropole est issue de l’immigration récente

« J’avais l’impression qu’il manquait un espace où on pouvait se réunir en tant que communauté, de la même manière que nous vivions à Beyrouth, Damas et les autres grands pôles culturels du monde arabe », se souvient le directeur artistique et co-fondateur de Kawalees, un café-spectacle qui a ouvert ses portes en mars 2022. 

Des plats libanais variés
Quelques choix du menu de Kawalees, un café-spectacle qui a ouvert ses portes en mars 2022. Crédit : gracieuseté de Kawalees.

Sous-représentation

Le terme Kawalees vient du français « coulisses », rappelle Johnny el Hage, « et ça ressemble à notre état comme groupe minoritaire : on est toujours dans les marges, dans les coulisses de la collectivité ».

Installée à Montréal depuis 2016, Emné Nasereddine considère que l’art et la culture de l’Est méditerranéen sont sous-représentés. La poète, récipiendaire 2022 du prestigieux prix Émile-Nelligan, affirme d’ailleurs ne pas avoir fait l’objet d’une couverture médiatique à la haute de cette reconnaissance. À quoi attribuer cette sous-représentation? « C’est clairement du racisme », soutient-elle. 

Elle critique aussi le fait qu’ « on [décrive] toujours [les artistes arabophones] à travers l’étiquette d’Arabes, comme s’ils n’existaient qu’à travers cette étiquette ». 

Ali Fakhry, collaborateur chez Kawalees, souligne que l’espace méditerranéen ne peut être réduit à la culture dite Arabe, puisqu’y cohabitent aussi des Amazighs, des Kurdes ou encore des Assyriens. 

Il dresse un parallèle avec le quartier où on choisit de s’installer les instigateurs de Kawalees : le Mile-End « est très inclusif », dit-il, « des juifs hassidiques y côtoient des Italiens, des Portugais et des personnes LGBTQI+ ».

« Un ingrédient peut devenir l’ambassadeur d’une culture »

C’est aussi dans le Mile-End que KazaMaza a pignon sur rue. À la veille du treizième anniversaire de son restaurant, Fadi Sakr retrace le fil d’un parcours sinueux : également co-propriétaire d’un lieu de la scène culturelle beyrouthine, Metro al Madina, il peinait à retrouver des endroits similaires dans sa ville d’adoption. 

« C’est pour cela que j’étais intéressé de créer un endroit où l’art et la culture étaient à l’honneur plus que la bouffe », affirme Fadi Sakr. Sans expérience de restauration, il ouvre KazaMaza dans le but d’y héberger concerts et expositions. Très vite, c’est pourtant son menu qui commence à faire du bruit. 

Des plats comme le Mtabbal shawandar, une purée de betterave au tahini, ou encore les Kafta karaz, des sortes de boulettes de viande aux cerises, sont introduits au public montréalais par l’équipe de Fadi Sakr, qui est contraint de relayer à l’arrière-scène les activités artistiques afin de répondre à l’appétit de sa clientèle.

La nourriture est l’« une des façons les plus faciles d’apprendre à connaître une culture », d’après la journaliste culinaire et responsable des médias sociaux chez KazaMaza, Mayssam Samaha. 

Trente ans après son arrivée dans la métropole québécoise, elle se réjouit de trouver aujourd’hui des produits levantins comme le zaatar ou le tahini dans la plupart des épiceries de la ville. 

Mais si les enseignes libanaises ou syriennes sont assez répandues à Montréal et que la cuisine peut permettre à une personne issue de l’immigration de « partager sa culture », Mayssam Samaha constate que la reconnaissance se fait à deux niveaux : « il y a beaucoup plus de gens qui connaissent le hommos ou le fattouche que ceux qui peuvent nommer un artiste, un chanteur ou un film du Moyen-Orient », se désole-t-elle. 

Conjuguer art et exil

Près de 40 000 personnes originaires du Moyen-Orient ont été admises au Québec entre 2009 et 2018. Les communautés libanaises ou encore égyptiennes sont installées dans le Grand Montréal depuis sept décennies. 

Au sein même de ces diasporas, l’art et la culture incarnent « quelque chose d’essentiel », croit Emné Nasereddine. Elle décrit d’ailleurs sa pratique de la poésie comme « le dernier fil qui me tient à ce pays, pour sentir que j’appartiens encore à ce pays […] », le Liban. 

Interrogé sur la question, Fadi Sakr affirme qu’« avoir accès à la cuisine de notre pays rend l’exil beaucoup moins difficile ». 

À l’échelle planétaire, 30,6 millions de migrants étaient originaires de la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord en 2020, dont un peu plus de la moitié se trouvaient dans une autre région, selon l’Organisation des Nations Unies. Un taux d’émigration important, justifié par l’instabilité politique, économique, géopolitique et/ou sécuritaire, et dont les populations civiles subissent les conséquences. 

Des divisions que Johnny el-Hage souhaiterait laisser derrière lui. En référence aux tensions qui sévissent au Moyen-Orient, il demande : « Quand il est question de l’art, comment pouvons-nous nous diviser quand tout le monde arabe écoute Fairouz, Cheikh Imam ou Oum Kalthoum? »

« Avec l’art, il faut transcender les frontières nationales », dit-il à l’autre bout du fil.

Adèle Surprenant est journaliste indépendante. Elle a travaillé en Amérique du Nord, au Moyen-Orient, en Afrique du Nord et en Europe, et s’intéresse aux questions liées à la migration, au genre,...