Farah y est presque. En juillet 2022, elle quittera enfin de Liban pour s’installer au Canada. Impressionnante de détermination, elle ne mâche pas ses mots et compte bien parler de son immigration en insistant sur les raisons derrière son départ.
« Je ne veux pas donner une version romantique de l’immigration », précise celle qui a préféré garder son nom de famille secret, « je veux raconter les différentes épreuves que j’ai traversées ». Parée d’une combinaison bleu roi, elle s’installe à l’écart des autres clients du café beyrouthin où elle m’a donné rendez-vous pour éviter que des oreilles curieuses s’immiscent dans l’intimité du récit qu’elle nous confie.
Fuir la violence
Farah est née en 1989, à la fin de la guerre civile qui a déchiré le Liban de 1975 à 1990, d’un père palestinien et d’une mère libanaise. Elle n’a pas de nationalité : au Pays du Cèdre, les femmes libanaises ne peuvent pas la transmettre à leurs enfants, qui prennent donc celle du père. Une loi datant de 1925, pendant le mandat français, qui marque l’identité de la jeune femme.
« J’ai une relation amour/haine avec le Liban. Je veux me sentir Libanaise, car je n’ai jamais vécu en Palestine et je parle la langue et suis née ici, mais on me rappelle chaque jour que je ne le suis pas », regrette-t-elle. De l’autre côté, elle a développé sa relation avec la Palestine par les livres et les épreuves.
De son père, elle tient ainsi son identité apatride, mais aussi des blessures profondes et des traumatismes qui l’ont forgée. « Il est violent, alcoolique, accro aux drogues et agresseur. Il battait ma mère, la menaçait », raconte-t-elle. Malgré, Farah reconnaît que ses frères, ses sœurs et elle ont toujours eu une bonne éduction. Appartenant à la classe moyenne supérieure, lui et sa famille n’ont jamais eu à vivre dans les camps de réfugiés au Liban où à demander l’aide des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine au Proche-Orient (UNRWA).
Si elle se sent « privilégiée » de n’avoir jamais manqué de rien, elle reste une femme palestinienne confrontée au racisme et au sexisme d’un pays scarifié par la guerre, un système politique corrompu et une crise économique historique.
Au Liban, une situation intenable
Et pour cause. Selon la Banque mondiale, le Liban souffre actuellement de la pire crise économique au monde depuis 1850. La livre libanaise a perdu plus de 90 % de sa valeur, l’inflation appauvrit la population et détériore la santé. Et c’est sans compter la pandémie de COVID-19 et l’explosion du 4 août 2020 qui a touché plus de 200 000 logements, blessé plus de 6 500 personnes et tué plus de 200 autres.
La situation est plus difficile pour les Palestiniens comme Farah. N’ayant pour la majorité jamais vu leur propre pays (car ils sont arrivés en 1948 avec la colonisation de la Palestine par le nouvellement créé État d’Israël, mais aussi en 1967 après la Guerre des Six Jours), les réfugiés palestiniens sont privés de nationalité, mais aussi de plus de 30 professions et métiers et ne peuvent pas être propriétaires.
Immigrer pour s’émanciper
Dès l’adolescence, Farah décide ainsi de tout miser sur le travail et les études en « travaillant jour et nuit ». Son but : s’occuper de ses deux plus jeunes frères et sœurs et quitter le pays. Elle enchaîne les maîtrises en gestion des affaires et en politique publique et relations internationales, décroche plusieurs bourses d’études et multiplie les jobs. Tout pour s’émanciper de son père, de son argent et de sa violence.
Après avoir accumulé assez d’argent et d’expérience, elle entame son processus d’immigration en avril 2020. Farah choisit le Canada pour son système d’immigration « juste », basé sur le mérite. Avec son statut d’apatride, elle pourrait demander l’asile, mais s’y refuse.
« Je ne veux pas dépendre de qui que ce soit ou être un poids pour le pays. Je ne veux pas répéter le même sentiment que je vis au Liban », tranche celle qui est aujourd’hui gestionnaire de subventions et chercheuse en sciences sociales.
N’ayant pas assez de points pour être admissible au programme Entrée Express, elle s’intéresse aux programmes des candidats des provinces. Farah découvre ainsi que son métier est recherché par la Saskatchewan, qui lui envoie une demande d’intérêt en octobre 2020. « Il y avait beaucoup de documents à réunir, dont l’original de mon certificat de naissance, que le bureau en charge au Liban a perdu », raconte-t-elle.
Après des heures d’attente, du harcèlement moral et sexuel de la part des agents gouvernementaux, des allers-retours auprès de l’UNRWA, il lui est encore impossible d’obtenir son document. Elle tente d’envoyer la version qu’elle possède, vieille et en mauvais état. « Pendant 5 jours, j’ai cru que ma candidature était perdue, mais cela a fonctionné ! », se réjouit-elle malgré sa lassitude face à l’administration libanaise.
Farah parvient à déposer sa demande en février 2021 auprès d’Immigration Canada. Un an plus tard, en janvier 2022, vient la décision qu’elle attendait tant. Elle peut s’installer au Canada en tant que résidente permanente.
L’espoir d’appartenir quelque part
Aujourd’hui, elle prépare son déménagement pour le mois de juillet, entre la recherche d’appartement, les modalités pour amener son chien avec elle, la découverte du système bancaire et des différentes mesures d’accueil aux nouveaux arrivants.
Si ces démarches la réjouissent, elle reste prudente tant qu’elle n’est pas arrivée à Saskatoon. « Je suis terrifiée à l’idée de rester bloquée au Liban. Si je n’avais pas cette volonté d’immigrer au Canada, je n’aurais pas survécu ces dernières années ici », confie-t-elle sans exagération.
Réaliste, Farah va tout faire pour réussir sa vie au Canada. « Je veux sentir que j’appartiens à un endroit, je veux pouvoir acheter une maison, un droit dont je suis privée ici », espère celle qui ne s’est jamais sentie à sa place.
Son rêve pour les prochaines années ? Faire venir sa mère, qui a dû accepter la violence de son mari pour ses enfants, mais aussi ses deux plus jeunes frères et sœurs, qu’elle veut extraire de la situation au plus vite.