Texte écrit en collaboration avec Gautam Viswanathan.
Venue du Nicaragua, Maria* s’est retrouvée confrontée à un obstacle inattendu lorsqu’elle est arrivée à Montréal, en janvier 2023. Tant que cette mère monoparentale n’aura pas obtenu le statut de réfugié, il lui sera interdit d’obtenir une place de garde subventionnée pour sa fille, née au Québec.
Reçevoir ce statut prend environ deux ans, selon la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada.
En attendant, l’absence d’alternatives abordables empêche Maria de suivre des cours de français et limite sa capacité à travailler. « Tout cela me maintient dans la pauvreté, m’isole de la société québécoise et me prive de tout espoir de développement socioprofessionnel ici », résume-t-elle. Une audience très attendue des demandeurs d’asile comme Maria s’est tenue le 2 novembre dernier au palais de justice de Montréal. Toujours en délibération, la décision de la Cour d’Appel pourrait changer la donne en rétablissant l’accès aux places de garde subventionnées pour les demandeurs d’asile, comme c’était le cas avant 2018.
La contribution réduite, réévaluée chaque année, est fixée à 8,85 $ par jour et par enfant pour 2023. À l’inverse, les garderies privées affichent souvent des prix au minimum cinq à six fois plus élevés. « On ne peut pas se le permettre », explique Justin*, un demandeur d’asile du Mali qui vit avec peu de ressources. Son épouse a dû renoncer à travailler pour s’occuper de ses enfants. « Elle ne s’épanouit pas », regrette le père de famille. Sa fille, privée de garderie, prend du retard dans son intégration au Québec.
Les femmes en première ligne
Coincées au milieu de cette bataille juridique, les demanderesses d’asile se retrouvent souvent forcées à devoir rester chez elles pour garder leurs enfants. C’est le cas de Claudia Jean. Depuis son arrivée au Québec en novembre 2022, elle cherche à devenir préposée aux bénéficiaires ou à l’entretien ménager. Toutefois, faute de garderies abordables elle doit veiller sur ses deux enfants tandis que son conjoint travaille dans une usine.
Deux pères rencontrés à Entre Parents de Montréal-Nord, une maison de famille située dans cet arrondissement, rapportent également que leurs conjointes ne travaillent pas, ce qui accroît la précarité financière du foyer. « C’est moi qui travaille pour payer le loyer », explique Gracia Cricius, employé dans un restaurant. « mais pour la nourriture, cela ne suffit pas », ajoute-t-il.
En plus de la perte de revenus, l’absence d’emploi contribue à l’isolement social des demanderesses d’asile. « Le travail, c’est la liberté », explique une mère haïtienne qui souhaite rester anonyme. Elle raconte qu’en Haïti, il y avait toujours une personne de confiance dans sa famille pour faire garder ses enfants. Ce n’est pas le cas à Montréal. Elle ne peut pas s’absenter pour chercher du travail, et elle trouve la recherche d’emploi en ligne difficile. « Je ne peux pas me payer le luxe de dire que je vais laisser les enfants à la garderie », explique-t-elle.
Lucian Nica, responsable du volet immigration à Entre Parents de Montréal-Nord, est témoin des conséquences du manque d’accès aux garderies dans le quotidien de ces quatre demandeurs d’asile haïtiens. Face à cette situation, des organismes communautaires comme le sien se mobilisent pour trouver des alternatives. Il offre un répit gardiennage qui accueille environ cinquante enfants par semaine, procurant ainsi une pause de quelques heures aux parents.
Il s’agit cependant d’une solution d’appoint. C’est pourquoi Entre Parents de Montréal-Nord souhaite ouvrir une garderie communautaire où les enfants pourraient être gardés de façon régulière. L’argent est cependant le nerf de la guerre pour voir ce projet aboutir, selon M. Nica.
Développement en danger
Les parents rencontrés à Montréal-Nord s’inquiètent aussi quant à l’entrée de leur enfant à la maternelle. Claudia Jean indique qu’en restant à la maison, ses enfants ne bénéficient pas d’activités diversifiées et stimulantes. Ils n’ont pas de livres ni de jeux. « Sauf la télévision », ajoute-t-elle. « Le gouvernement doit penser à nous, car l’éducation est la base de tout », ajoute James David Saint Val, un père de famille. Une autre mère, anonyme, explique que son fils de trois ans et huit mois ne parle pas du tout français. Aller à la garderie l’aiderait « à rentrer dans la culture canadienne et québécoise », estime-t-elle.
Ces inquiétudes font écho à celles d’Maria, pour qui l’absence de garde affecte le développement psychosocial de sa fille. « Elle est désavantagée par rapport aux [autres] enfants », estime la mère. « Elle n’a pas de contact avec d’autres enfants de son âge et ne reçoit pas de connaissances en français », ajoute Maria.
Bien que tous les enfants ne partent pas sur un pied d’égalité lors de l’entrée en maternelle, c’est encore plus le cas pour ceux qui n’ont pas bénéficié de services de garde. Ils étaient 8% à n’en avoir jamais fréquenté en 2017, d’après une étude de l’Institut de la Statistique du Québec (ISQ).
Ces enfants ont des habiletés de communication et des connaissances générales plus faibles que leurs camarades, selon cette même étude. De façon générale, « la proportion d’enfants vulnérables dans au moins un domaine de développement est plus élevée chez les enfants n’ayant pas été gardés de façon régulière avant leur entrée à la maternelle », indique l’ISQ.
Cette étude n’avait cependant pas observé de lien entre le développement cognitif et langagier, et la fréquentation d’un service de garde.
Bataille juridique
L’interdiction d’accès aux places subventionnées persiste depuis avril 2018. Le ministère de la Famille sous l’ancien gouvernement libéral de Philippe Couillard avait décidé d’interpréter différemment l’article 3 du Règlement sur la contribution réduite de la Loi sur les services de garde éducatifs à l’enfance, qui fixe les critères d’admissibilité à la garde subventionnée, pour en exclure les demandeurs d’asile.
Cette interprétation a été maintenue par la Coalition Avenir Québec lors de son arrivée au pouvoir en octobre 2018. « Le gouvernement veut-il rendre le Québec moins attrayant pour les demandeurs d’asile ? », s’interroge Louis-Philippe Jannard, coordonnateur du volet protection de la Table de concertation des organismes au service des personnes réfugiées et immigrantes (TCRI). « Ce n’est pas comme s’ils magasinaient leur province ou leur pays d’accueil [et] s’informaient sur la liste de services qu’ils leur sont offerts avant de fuir la guerre et la persécution », pense-t-il.
Questionné sur ses motivations, le ministère de la Famille indique ne pas souhaiter s’exprimer tant que l’affaire sera devant les tribunaux. De son côté, M. Jannard est convaincu que le Québec aurait intérêt à rouvrir les portes des garderies subventionnées aux demandeurs d’asile. « Peut-être que cela demande plus de ressources, mais en contrepartie cela permet à des parents d’être actifs sur le marché du travail et ça, c’est aussi davantage de ressources pour l’État en taxes et en impôts », estime M. Jannard, dont l’organisme fait partie du Comité accès garderie.
Ce collectif de soutien et une demanderesse d’asile, Bijou Cibuabua Kanyinda, sont à l’origine de la plainte contre le gouvernement, en mai 2019. Ils estiment que la nouvelle interprétation du Règlement sur la contribution réduite est, entre autres, discriminatoire vis-à-vis du sexe, du statut social et de l’origine ethnique. Leurs avocats s’appuient sur la Charte canadienne des droits et libertés et la Charte des droits et libertés de la personne du Québec.
La Cour supérieure leur a d’abord donné raison en mai 2022, jugeant que la Loi sur les services de garde éducatifs à l’enfance ne donne pas le pouvoir d’établir des catégories de personnes admissibles à la garde subventionnée. Le gouvernement a alors fait appel de la décision.
Plus de quatre ans sont passés depuis le début de l’affaire, et la situation est toujours au point mort. Justin, qui exerçait dans le domaine de l’accès à la justice et aux droits humains au Mali, a témoigné de sa situation lors de l’audience du 2 novembre. « On croit à la justice québécoise », affirme-t-il, confiant.
Toujours dans l’attente, la patience de Maria a déjà atteint ses limites. « Je me sens très frustrée car le temps passe et je n’arrive toujours pas à m’intégrer dans un emploi et dans un groupe social, me privant ainsi de la possibilité de faire venir un jour ici mes autres enfants, qui sont restés au Nicaragua. »
* Prénom d’emprunt
Cet article a été produit dans le cadre d’une Micro-certification en Journalisme Inclusif proposée par le Média des nouveaux Canadiens et le Seneca Polytechnic. Pour en savoir plus, cliquez ici.